Dans Le Grand enfumage, publié en janvier 2022, le démographe Hervé Le Bras analyse les scores électoraux et le discours de l’extrême droite dans sept pays européens. Il en tire deux enseignements principaux : l’extrême droite réalise ses scores les plus élevés dans les régions comptant les plus faibles proportions d’immigrés ; ces partis ont en commun de développer une vision identitaire fondée sur le rejet de l’islam.
Les apparences sont trompeuses : à regarder de loin la carte des résultats électoraux du Rassemblement national (RN) lors de la présidentielle 2022, la formation de la dynastie Le Pen semble réaliser ses scores les plus enviables dans le Nord et l’Est de la France. Il serait dès lors tentant de les relier à la forte présence d’une population d’origine immigrée dans des régions dont l’industrialisation, au cours du siècle passé, fit massivement appel à une main d’œuvre étrangère. Scrutés à la loupe, ces résultats offrent cependant une toute autre lecture : le RN récolte le plus de suffrages dans les communes rurales, où les immigrés sont peu nombreux, sinon inexistants. « Le vote populiste est nettement plus élevé dans les communes petites et rurales où vivent peu d’immigrés que dans les villes, surtout les plus grandes, où ils constituent un pourcentage non-négligeable de la population », certifie Hervé Le Bras dans Le Grand enfumage, paru en janvier 2022.
Le constat n’est pas propre à la France et s’applique à six autres pays européens pour lesquels le démographe a méticuleusement étudié les résultats électoraux de l’extrême droite sur plusieurs décennies : Allemagne, Autriche, Espagne, Italie, Royaume-Uni et Suisse. A l’appui d’une multitude de cartes, il met en parallèle les scores de partis comme la Ligue italienne ou l’AfD allemande avec la présence de populations immigrées, mais aussi avec le niveau de revenus ou encore le taux de chômage. Ce dernier est le plus souvent inférieur à la moyenne nationale dans les régions votant le plus pour l’extrême droite. Aux yeux de l’auteur, directeur d’études à l’EHESS, cela démontre que bien plus que le chômage réel, l’électorat de l’extrême droite est guidé par la peur de perdre son emploi et d’être déclassé socialement dans un environnement professionnel de plus en plus compétitif et en en pleine mutation technologique. Pour peu que cela soit encore nécessaire, cela illustre aussi la centralité de la peur dans le discours de l’extrême droite.
Des partis aux origines diverses
La proximité géographique d’immigrés qui « voleraient les emplois » est donc sans rapport avec le vote anti-immigré. « Le mécontentement le plus fort et le plus général se concentre dans les petites villes et les communes rurales », insiste l’auteur. L’immigration, au contraire, se concentre généralement dans les grandes zones urbaines et le long des grands axes de communication, où l’activité économique est la plus florissante et donc à même de procurer le plus facilement des emplois aux nouveaux arrivants.
En France, d’autres études réalisées sur le sujet témoignent néanmoins d’un score élevé de l’extrême droite dans des régions désindustrialisées et densément peuplées, à l’image des anciennes vallées sidérurgiques lorraines, attestant par ailleurs du glissement d’une partie de l’électorat traditionnellement communiste vers le RN. Dans son ouvrage, Hervé Le Bras n’écarte pas totalement ces nuances qui, dans le détail, dessinent parfois des cartes électorales complexes, héritées de la petite histoire des partis ou de la grande histoire propre à chaque pays.

Le rejet de l’immigration fait partie du fonds de commerce de l’ex-FN depuis sa création au début des années 1970 et il a fait, au tournant du siècle, le succès du FPÖ autrichien, un parti d’abord libéral positionné plutôt au centre, avant sa prise en main par le défunt Jörg Haider. La rhétorique antimigration est en revanche absente du discours de la plupart des partis européens d’extrême droite au moment de leur fondation. La Ligue italienne de Salvini est née d’une revendication d’indépendance du Nord riche et industrialisé, en opposition au Mezzogiorno, le sud de la péninsule, considéré comme sous-développé. A l’opposé, en Espagne, Vox a réalisé sa première grande percée électorale en 2018 sur la promesse de conserver l’unité du pays face aux velléités indépendantistes de la Catalogne. L’AfD allemande a pour sa part été fondée par un groupe d’économiste hostiles à l’euro.
2015, le grand tournant
Au fil des ans et avec l’émergence de nouveaux leaders au discours xénophobe et raciste, l’ensemble de ces partis s’est progressivement focalisé sur le rejet de l’immigration. Le parti antieuropéen britannique UKIP ou la Ligue de Salvini ont d’abord abondamment dénoncé l’arrivée des travailleurs des Balkans ou d’Europe de l’Est, comme les Ukrainiens en Italie. L’année 2015 et la crise des réfugiés du Moyen-Orient marque incontestablement un tournant, l’ensemble de ces partis faisant désormais feu de tout bois contre les musulmans. C’est « un moment de libération », estimait le 22 avril dernier le politologue Jacques Rupnik au cours d’un débat relayé par France Culture : « On faisait du thème migratoire, le premier thème dans des pays où il n’y avait pas de migrants. »
Ou alors si peu. Hervé Le Bras note qu’en Italie, les Syriens, Irakiens et Afghans représentaient seulement 0,07% de la population du pays quand Matteo Salvini, alors ministre de l’Intérieur, bloquait l’entrée des ports italiens aux navires secourant les migrants en mer. En Suisse, au moment où le leader de l’UDC, Christoph Blocher, lançait sa croisade contre les minarets, les musulmans ne constituaient que 6% de la population immigrée. En réponse à un sondage réalisé en 2016 en Allemagne, les personnes interrogées évaluaient la part des musulmans dans la population à 16% alors qu’en réalité ils n’étaient que 1,9%. « Les populistes ont ôté l’immigré du terrain pour le mettre dans la tête de leurs partisans. Or, il est beaucoup plus difficile de changer ce qui est dans la tête que ce qui se trouve sur le terrain », déplore l’auteur.
Sans doute cela interroge-t-il aussi sur le poids démesuré accordé à l’immigration du Moyen-Orient par de grands médias, mais aussi au relais que s’en font les dirigeants de partis traditionnels afin de conforter l’extrême droite dans son rôle d’épouvantail en vue de garantir leur propre élection.
Fascisme : si loin et si proche
La stigmatisation de l’islam ne constitue pas le seul point commun entre ces partis nationalistes qui, par nature, défendent en priorité ce qu’ils estiment être les intérêts de leur propre pays. L’opposition entre élite et peuple, la préservation ou le retour à une identité perdue, la prééminence d’un homme fort – qui est parfois une femme – incarnant le peuple plus qu’il ne le représente, sont d’autres traits d’union entre ces formations populistes d’extrême droite.
Hervé Le Bras les différencie de leurs ancêtres fascistes ou des groupuscules qui s’en réclament ouvertement. « En se débarrassant des immigrés, les populistes pensent revenir à un passé idyllique sans immigration alors que les totalitaristes sont braqués vers la construction d’un homme nouveau », écrit-il. Mais, prévient-il : « La logique des deux les entraîne à refuser le pluralisme. Les principes des deux ne sont pas non plus sans rapport. L’immigration joue pour le populisme, de façon faible et mal structurée, le rôle de la race pour le nazisme. » Et le démographe de poser un constat plus inquiétant encore : « Les populistes d’extrême droite qui ne sont pas au pouvoir infléchissent actuellement leur doctrine antimigration dans la direction d’une menace d’un « grand remplacement » qui mènerait à la guerre civile. Ils ne se réfugient plus seulement dans le passé, mais commencent à se projeter dans le futur, un futur aussi peu crédible et argumenté que leur discours sur l’immigration, mais qui l’englobe. »
Le « grand remplacement », voilà bel et bien le grand enfumage dont cet ouvrage fait sa cible.
Fabien Grasser
Le Grand enfumage, populisme et immigration dans sept pays européens, Hervé Le Bras, 158 pages, Editions de L’Aube.